Analyse scientifique du Professeur Dr.JC MATUMWENYI MAKWALA.
Machiavel revisité par la théorie du langage : une lecture de l’affaire des jeeps de l’UDPS
C’est curieux ce que les théories du langage permettent de comprendre et d’expliquer les phénomènes sociaux et politiques. J’en prends une: la théorie du paradigme et du syntagme. Le paradigme est l’axe de la sélection ou du choix entre les unités linguistiques (deux unités ne peuvent se trouver au même endroit de la chaîne : il faut choisir entre les pronoms personnels : on ne peut pas dire je et il en même temps ; entre les verbes, les adjectifs, etc.); on dit que la relation est in absentiae, c’est-à-dire qu’une fois une unité est choisie, toutes les autres de la même catégorie sont évincées et n’apparaissent pas sur la chaîne. Le syntagme est l’axe de la combinaison des unités, par exemple dans une phrase. La combinaison se fait selon notamment les règles de la syntaxe. Cet axe est celui des relations in praesentiae, puisque les unités linguistiques son co-présentes, au même moment, dans la même phrase. Mais il y a un type de relation que beaucoup ignorent et qui n’apparaît presque pas dans les analyses linguistiques : c’est la dystaxie, c’est-à-dire la rupture de la syntaxe, la perturbation de la succession normale des unités. Par exemple : « Il ne nous a jamais pardonné ». « Ne » et « jamais » sont dans une relation dystaxique. Ou encore, dans : « Cet homme, l’un des plus grands de son époque, a déclaré un jour… » « Cet homme » et « a déclaré un jour » sont dans une relation dystaxique.
Pourquoi parler de cette théorie linguistique et à quel fait social peut-elle apporter une certaine lumière ? Il s’agit de l’affaire du don des jeeps de l’UDPS à ses députés provinciaux en lien avec l’élection du gouverneur de la ville de Kinshasa. Le secrétaire général du parti présidentiel, Augustin Kabuya, a déclaré qu’il s’agissait d’un don et d’une motivation mais non d’un acte de corruption. Seulement, si on pouvait établir une analogie entre les faits sociaux et les unités linguistiques (Claude Lévi-Strauss est parti d’une telle base pour fonder son structuralisme), on dirait que les faits, au regard du contexte temporel, étaient soumis aux principes décrits précédemment : peut-on les combiner dans un même syntagme événementiel (succession des deux faits) ou doit-on les soumettre à la règle paradigmatique : en sélectionner une seule? Je serais Machiavel que je conseillerais à l’homme politique de construire pareils syntagmes en mode dystaxique, c’est-à-dire en éloignant les deux faits dans le temps, selon l’adage bien connu des juristes : « in tempore non suspecto », en un temps non suspect. L’homme politique doit prévoir les évènements. Connaissant l’agenda électoral, sachant que la séquence d’élection des gouverneurs et sénateurs était prévue, le secrétaire général de l’UDPS aurait dû motiver les députés bénéficiaires de ses largesses aussitôt qu’ils avaient été élus (les résultats ont été publiés le 22 janvier !), en leur soufflant à l’avance la consigne pour les échéances à venir autrement dit en leur expliquant clairement l’intention cachée derrière ce geste. En ce temps-là non suspect, le geste passerait pour un cadeau, une manière de les féliciter, sans attirer l’attention sur les enjeux cachés. Ainsi, le parti éviterait ces justifications à l’emporte-pièce frisant l’irrationnel que le secrétaire général Kabuya a servi à l’opinion. La leçon à retenir est que l’acteur politique doit impliquer la donne temporelle dans son action. Les politiciens congolais aiment travailler dans l’urgence syntagmatique du genre : problème -réponse, qui laisse très peu de temps pour la réflexion stratégique. La modalité dystaxique, présentant les faits comme éloignés dans l’esprit du citoyen lambda alors qu’ils sont bien reliés dans celui de l’acteur politique, relève de la prospective et met celui-ci à l’abri des surprises désagréables… et des soupçons.